GRAMMAIRES (HISTOIRE DES)

GRAMMAIRES (HISTOIRE DES)
GRAMMAIRES (HISTOIRE DES)

LES GRAMMAIRES du type classique (phonétique, morphologie, syntaxe) ne sont pas l’ingrédient nécessaire d’une langue et d’une civilisation élaborées; de grands peuples, dotés d’une riche littérature, par exemple en Extrême-Orient, n’en ont jamais possédé. Les archétypes indien, grec, arabe peuvent être à la limite considérés comme des singularités. Cela dit, les grammaires, une fois fondées, pèsent d’un poids remarquable sur leurs descendances. En Occident, le modèle gréco-latin s’est imposé continûment (les cadres de Priscien sont la grille obligée pendant plus de dix siècles) jusqu’aux travaux récents, par exemple par la théorie des cas et des fonctions. Les exemples aussi perdurent: un bon nombre de données organisatrices de théories contemporaines sont déjà présentes dans une somme comme la Syntaxe d’Apollonius Dyscole. Héritages souvent ignorés de leurs bénéficiaires mêmes et qui courent au travers de multiples filières institutionnelles (la théologie entre le Moyen Âge et le XVIIe siècle) reliant concepts et données. On retrouve, à distance, des schémas identiques, reliés à des types spécifiques d’articulations (analyse par sujet et prédicat, par prédicat à plusieurs places, analyse sémantique, etc.): ainsi l’on voit surgir dans la grammaire contemporaine un traitement commun au que relatif et au que complétif qui est un des fondements de la grammaire générale du XVIIe siècle (à quoi s’ajoutera, dès le XIXe siècle, le que comparatif).

Ces types spécifiques sont largement dépendants des besoins qui les font surgir et plus précisément de réseaux de disciplines connexes et d’institutions dans lesquelles ils se situent. Les premiers « grammairiens » grecs, Platon, Aristote, les stoïciens, sont des philosophes qui visent, au travers d’un classement de la langue, à organiser le réel d’une part et d’autre part à donner à l’élève, en particulier au futur orateur, des moyens d’action. Le système de la déclinaison, si prégnant dans l’histoire de la grammaire, est certes fondé sur des différenciations morphologiques propres à la langue grecque, mais aussi sur le modèle d’actants propre à des situations de procès. Plus tard, les alexandrins s’attacheront à l’interprétation des textes et aux besoins de la « poétique ». Très tôt, donc, la grammaire est liée à la rhétorique et à la logique. À partir des fluctuations de leurs rapports et du balisage de leurs domaines respectifs s’organisent des systématiques différentes. Que les gens de Port-Royal aient écrit seulement une Grammaire et une Logique , mais pas de Rhétorique – alors même qu’ils sont partout préoccupés du problème de la persuasion – est le signe d’un ordre de la réflexion: l’art du bien dire est censuré comme tel parce qu’il trouble le rapport des signes et des choses dans la recherche du vrai. De même, que les grammaires scolaires du XIXe siècle aient tendu à accaparer rhétorique et logique – par la fondation de l’analyse dite grammaticale et de l’analyse dite logique – est le signe et la stratégie d’une école qui veut justifier en raison le discours d’une classe dominante. Phénomène indissociable de la dégénérescence de la rhétorique – restreinte à des figures comme la métaphore – et de la logique classique en France. Le terrain laissé vide sera occupé par les analyses de discours, d’une part, la naissance d’un nouveau type de logiques, d’autre part.

Ces dérives conduisent les grammairiens à rechercher dans les disciplines voisines des modèles pour leurs systèmes d’analyse, soit par mode épistémologique, soit, plus généralement, parce que la science fascinatrice offre un processus interprétatif et intégratif. Le grammairien, en effet, vise toujours, par une paranoïa propre à son métier, à s’inscrire comme l’agent déterminant de l’organisation des signes, donc des pouvoirs. L’exemple le plus célèbre est l’importance de la biologie et des théories évolutionnistes au XIXe siècle conduisant à considérer la langue comme un organisme social qui naît, se développe et dégénère, si l’on n’y prend garde. Mais la psychologie n’a pas joué un rôle moins important, marqué par des esquisses de théories de l’énonciation; pour la grammaire du XIXe siècle en France, V. Cousin et, de façon générale, l’idéalisme à référence positiviste y puisent l’essentiel de leur inspiration: la langue n’est pas seulement considérée comme un système de connexion entre le monde et les hommes, mais aussi entre les personnes découvrant l’ontologie de base. De là naît une théorie des rapports entre la proposition (cadre grammatico-logique) et la phrase (cadre d’intercommunication). Aujourd’hui encore, le rapport à la psychologie hante les grammairiens: certaines branches de la grammaire générative tendent à situer les formulations grammaticales comme des étapes nécessaires dans le développement génétique. Hypothèses assez instables qui attestent une nouvelle fois le pouvoir fantasmatique que les analystes de la langue cherchent à s’attribuer.

Ce qui a été le plus productif dans ces dernières années, c’est le rapport aux sciences de la communication et à l’informatique. Les grammairiens y ont trouvé un corps de concepts qu’ils utilisent à leur façon, mais aussi un outil de compilation et de triage. La possibilité, très neuve, d’inventaires exhaustifs de la langue se fait jour. Un tel dispositif prétend révolutionner la grammaire rationnelle classique: elle n’apparaît plus comme un système de règles et d’exceptions, elles-mêmes justifiées par un ensemble de figures comme l’analogie ou des schémas de déplacement, mais comme des combinaisons de contraintes limitées par des observations empiriques. Une grammaire se présente alors comme un stock de phrases types, conservées dans la mémoire de l’ordinateur, classables et interprétables d’après des matrices présentées sous la forme de tables selon le critère décisif de l’acceptabilité (telle combinaison est possible ou impossible).

On pourrait argumenter de la même façon à propos de la sociologie qui depuis plusieurs siècles fait corps avec la grammaire et la situe dans les jeux sociaux (dès l’âge classique, amateurs de beau langage et auteurs de dictionnaires de synonymes tendent à fixer la langue selon les rapports de pouvoir de la société). L’extrême complexité de ces relations, la difficulté d’établir des covariances satisfaisantes donnent à beaucoup de ces recherches un aspect improvisé et surtout préformé: l’idéologie s’y enferme avec délectation. Le grammairien articule le langage en fonction de ce que lui, son groupe ou sa classe en attendent pour distribuer les pouvoirs.

C’est dire que toute grammaire est liée au système social dans lequel elle se développe. On oppose depuis longtemps une linguistique (descriptive) à une grammaire (normative). Mais c’est une question de discours et de présentation: même si certains ouvrages prescrivent ouvertement et si d’autres affectent le pur constat, il n’est aucune grammaire qui ne puisse être référée, à un niveau quelconque, au fonctionnement des institutions. Ainsi, le double parcours proposé par la grammaire générale (une science qui définit les règles universelles de toute langue, un art qui inventorie les possibilités spécifiques d’une langue déterminée) correspond-il à un effort d’abstraction et de généralisation qui apporte non seulement un outil remarquable à toute science interprétable selon un système de signes, mais aussi de multiples possibilités d’exploitation sociale; car celui qui est entraîné à identifier les règles générales d’organisation des langues s’attribue par là même un large pouvoir sur la circulation et l’articulation des discours.

On touche ici à un problème central, le rôle de l’institution scolaire dans le développement de la grammaire. Car les besoins de cette institution appellent des types déterminés d’analyse des signes. Ainsi, il y aura une grande différence entre des manuels pratiques, destinés à l’apprentissage rapide de langues commerciales par un jeu de modèles structuraux, de dialogues, etc. – comme on en voit dès le Moyen Âge – et les ouvrages théorisants qui visent à fournir des modèles de réflexion et d’interprétation, par référence aux valeurs de prestige, et donc détenteurs de pouvoirs. Un cas très remarquable est celui des écoles centrales de la Révolution, inspirées par les idéologues, disciples de Condillac, partisans actifs d’un certain type de révolution. La grammaire générale s’assigne, là plus qu’ailleurs, une double mission: elle est un instrument efficace pour l’apprentissage des langues et donc pour l’amélioration des communications, mais surtout elle est une discipline sociale qui, avec moins d’abstraction que les mathématiques, et dans un champ d’application plus immédiatement sensible, enseigne à l’enfant que l’analyse de la langue permet de déchiffrer le monde et de lui imposer une rationalité qui en transforme l’histoire.

Par ce biais, se repose la question de la norme comme lien entre les rigueurs de la formalisation, les fantasmes sociaux des linguistes et la nécessité sociale. Prescrire, interdire, c’est imposer son ordre au monde. Dès les premières grammaires françaises, chez Meigret par exemple, on exclut des tours comme c’est... qui , à la fois parce qu’ils ne sont pas conformes au modèle de prestige, le modèle latin, et parce qu’ils tendent à mettre en relief l’élément agissant. Depuis le XIXe siècle, la tendance normative est fortement ambiguë: d’une part, on admet que le peuple fait changer légitimement la langue, de l’autre, on souligne la dégradation qu’imposent le bas peuple... et les littérateurs, frange douteuse du système. Le grammairien réclame alors ouvertement le secours de l’institution, représentée par... les linguistes, garants de la raison positive et de l’ordre social.

C’est sur l’axe: origineinalité du langage, que le grammairien situe ses préjugés sociaux et sa conception de l’ordre du monde, même si les chapelles dont il relève le lui interdisent parfois explicitement. L’étude de l’origine permet de justifier les fondements qu’on attribue à la science et à l’État; l’étude de la finalité renvoie au rêve d’une société où bonheur, ensemble de concepts et jeux des signes se correspondraient. Encore aujourd’hui, nombre d’efforts de logicisation de la grammaire relèvent de cette utopie. Une bonne part du prestige du structuralisme venait de ce qu’il prétendait occuper ce terrain utopique en réduisant à néant une problématique envahissante.

Et pourtant, par nécessité technique autant que sociale, la plupart des grammaires sont synchroniques. L’étude de l’évolution pose de si redoutables problèmes (comment une langue conçue comme un système peut-elle être déséquilibrée? Que représente chacun de ces états dans la représentation imaginaire des grammairiens?) qu’on se contente d’établir des systèmes synchroniques. La synchronie n’est pas une victoire du structuralisme moderne, elle est une « morale provisoire » imposée. L’ambition des grammairiens est alors d’établir une confrontation entre langues parentes. La grammaire contemporaine a retrouvé cette exigence de base de la grammaire générale: elle use de sa capacité à formaliser, à stocker en ordinateur pour établir des systèmes comparatifs soit de langues congénères, comme les langues romanes, soit même de langues exotiques les unes par rapport aux autres. Elle cherche ainsi à réaliser une synthèse entre deux grands moments de la pensée linguistique: la grammaire générale et la grammaire comparée. Ambition hardie qui est un nouveau signe de la vitalité de la linguistique et de la paranoïa inhérente à la condition du grammairien.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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